
Ils n’avaient pourtant pas été invités. Du jour au lendemain, ils ont aménagé leurs pénates comme s’ils vivaient ici depuis des années. Stuart Slattery ne s’attendait pas du tout à accueillir sur ses terres le castor canadensis.
« C’était la toute première fois qu’ils s’installaient [les castors] sur notre propriété. J’ai été fasciné par le barrage. J’ai été ébahi par la rapidité avec laquelle ils l’avaient construit. Et quand j’ai essayé de le défaire, il y avait d’énormes roches. Comment avaient ils bien pu faire pour déplacer ces roches? »
Stuart Slattery, Ph. D., en sait long sur les castors. Il est le chef scientifique des travaux de conservation de Canards Illimités dans la vaste forêt boréale canadienne, là où les castors sont de précieux alliés. Il y a deux ans, son domaine rural du Nord de Winnipeg a été envahi par une colonie de castors industrieux et persévérants. Une lourde menace planait sur sa propriété.
« Les castors sont de formidables créatures, confie M. Slattery. Leur capacité à transformer le paysage est tout à fait prodigieuse. »
S’ils sont en contact direct avec des castors, la plupart des Canadiens les considèrent comme nuisibles. Du jour au lendemain, cet animal peut bloquer un ponceau, inonder votre propriété ou abattre vos arbres préférés.
Voilà pour les méfaits du castor. Mais que dire de ses bienfaits? Car le plus gros rongeur de l’Amérique du Nord orne pourtant l’envers de notre pièce de cinq cents depuis 1937. Le castor est même devenu un symbole de notre psyché nationale. La peau de castor était la principale monnaie d’échange dans le commerce de la fourrure, à l’orée de la colonisation européenne. À l’école, on nous apprenait que le castor est persévérant et industrieux, ce que nous sommes censés être. Et le castor est le pilier du règne animal sur la terre pour la création des milieux humides. M. Slattery estime que 80 % des milieux humides de la forêt boréale ciblés par CIC pour la conservation ont été créés par les castors.
« Cette prodigieuse créature est un ingénieur de l’environnement. Il fait partie d’une espèce essentielle qui peut transformer le paysage environnant : le moindre ruisseau peut vite devenir un vaste environnement inondé dont la biodiversité est beaucoup plus riche. »
Peu d’espèces peuvent façonner autant le paysage que les castors. Malgré tous nos efforts pour les déloger dans les années fastes du commerce de la fourrure, leur population en Amérique du Nord serait aujourd’hui comprise entre six et douze millions.
Voilà une bonne nouvelle pour la mission de CIC. Livrés à eux- mêmes, les castors créent des milieux humides avec une efficacité inouïe, et les lecteurs de ce magazine savent que les milieux humides comptent parmi les écosystèmes les plus biologiquement productifs dans le monde. Les étangs de castors enrichissent la variété des végétaux, des oiseaux et de la faune en général. Ils améliorent la qualité de l’eau et tempèrent les extrêmes des inondations et des sécheresses. En somme, ils soutiennent des centaines d’autres espèces.
Tom Main, le premier directeur de CIC, vantait l’importance des castors il y a près de 80 ans. Dans un discours prononcé en 1938, il réclamait la réintégration des castors dans le paysage boréal canadien. Au pire des sombres années 1930, il proposait même de transformer de vastes pans de terre en réserves fauniques, convaincu que le rétablissement des colonies de castors permettrait de réhydrater les forêts desséchées.
Les annales de CIC nous apprennent que ses vœux n’ont jamais été exaucés. Or, Bruce Batt, Ph. D., ex-biologiste en chef de CIC, affirme qu’il est toujours temps de reconnaître le rôle du castor.

« Cet ingénieur des milieux humides fait le même travail que nous, et il accomplit tout ce travail lui-même, résume M. Batt. Il œuvre sans permis ni contrat, en faisant fi des règlements, et il le fait gratuitement… sauf dans les zones où il devient nuisible : il y a alors des frais. »
« Le castor est à la fois une bénédiction et une malédiction pour la société, affirme M. Slattery. Il a beau améliorer la diversité biologique, il construit parfois des barrages là où il ne faut pas et peut causer de gros dégâts. »
Selon M. Slattery, tout l’art consiste à équilibrer les bienfaits et les méfaits du castor, en prenant conscience de la place qu’il tient dans notre écosystème. Dans la forêt boréale peu peuplée, il continue de jouer un rôle charnière dans la création de milieux humides essentiels. Et même lorsqu’ils s’installent au mauvais endroit, au mauvais moment, des solutions peuvent être envisagées.
Les dispositifs anti-castors sont des systèmes qui permettent de réguler les niveaux de l’eau d’un barrage et font en sorte que les occupants croient que tout est normal. Des enceintes spécialisées permettent de protéger nos précieux arbres contre ses longues incisives. Mais parfois, la seule option est de recourir aux grands moyens en l’éliminant pour de bon.
Comme biologiste, M. Slattery s’émerveille des prouesses de cette force de la nature. Comme propriétaire foncier, il s’inquiète des inondations et de la destruction de ses arbres. Il a maintes fois essayé, en vain, de défaire les barrages des castors, qui l’ont simplement reconstruit du jour au lendemain. La municipalité de sa région rurale a dépêché un piégeur parce que leur barrage inondait aussi la route. Mais les rongeurs ont vite appris à déjouer les pièges. C’était devenu le jeu du chat et de la souris.
Semble-t-il que les castors en ont finalement eu assez de ce jeu. Car l’automne dernier, ils avaient déserté sa propriété. M. Slattery attend aujourd’hui impatiemment de voir si les castors reviendront sur son domaine ce printemps, lui qui est profondément plongé dans l’infinie complexité de cette relation avec l’un des emblèmes du Canada.